Satprem, la traversée des flammes ( Monde des Religions )
Son âme a pris la mer. L’existence entière de Bernard Enginger est le reflet d’une aspiration primordiale : respirer au large. La vie a répondu étrangement à la sincérité du désir de ce jeune breton qui avait une passion pour les vagues et son bateau. Résistant, il fut emprisonné en 1943 à l’âge de vingt ans par la Gestapo puis emmené au camp de concentration de Mathausen. La souffrance radicale a brisé toutes ses représentations, toutes ses constructions, pour qu’il ne subsiste plus que cet être à vif qui cherche un sens. Il sort des camps avec cette question : qu’est-ce qui reste d’un homme quand tout est dévasté ?
En quête d’une renaissance, il part en Inde retrouver son oncle, le dernier gouverneur français de Pondichéry. Là-bas, les regards du grand sage Aurobindo et de la Mère (Mira Alfassa) sa disciple bouleverseront sa vie. Il touche à une telle évidence dans ces quelques minutes auprès d’eux qu’il s’en ira sur les routes avec l’ouvrage d’Aurobindo, « la vie divine » sous le bras. Ce livre ne le quittera jamais alors qu’il part s’enfoncer dans la jungle répondre à sa soif d’absolu: « Il y a quelque chose en moi, comme une fièvre que j’ai besoin d’épuiser, une passion que j’ai besoin de satisfaire, tout un printemps qui m’éclate dans la peau, il y a un besoin de joie et de fantaisie. L’Aventure, c’est pour moi la libération de tout ce qui étouffe en moi-même » écrit-il.
Bernard Enginger passe un an dans la forêt vierge en Cayenne. Puis il devient chercheur de Mica au Brésil avant de traverser l’Afrique en vendant des dictionnaires. Mais s’il l’effleure par fulgurance, il n’a toujours pas touché le secret permanent qui sous tend et justifie toute vie. De voyages en voyages, dans la solitude et les conditions extrêmes, il arrache les voiles de ses conditionnements, il se dépouille pour cheminer vers l’être, mais il aspire à aller plus loin: « tâcher de trouver le secret – le secret, mais pas fugitif : la Chose qui soit LA respiration de chaque minute ; qui soit le sens constant ; qui soit le sans-vêtement- qui soit le vrai naturel (…). Il fallait trouver cet état où on est sans artifice, où ça BAT, ça rend le « son » humain. Donc la plénitude de ce qu’on est ». Avide d’ailleurs, il comprend néanmoins que la seule véritable aventure est intérieure.
À trente ans, après la mort d’Aurobindo, il revient à Pondichéry pour le regard de Mère et cette puissance d’amour qui l’a ébloui. Il veut découvrir d’où vient cette force. Comme pour lui montrer la voie, Mère lui donne le nom de sa renaissance, Satprem qui signifie en sanscrit : celui qui aime vraiment.
Après quelques années difficiles à lutter pour supporter la vie d’un ashram, l’appel de la route reste le plus fort. Il quitte donc Pondichéry pour rejoindre à Ceylan un sannyasin. Un homme qui a renoncé à tout et traverse l’Inde en mendiant. Il dort sur les dalles d’un temple et mange ce que le sannyasin mendie. Très vite, il est physiquement en ruine, mais il ne renonce pas. Il devient Sannyasin à son tour. Lors d’une cérémonie rituelle, il jette dans le feu toute sa vie passée, ses réalisations mentales, toutes les réalisations possibles, tout le bien, le mal, la peine, la joie pour qu’il ne reste que l’Etre qui ne varie pas. Revêtu du pagne orange il n’est plus que ce mendiant qui a tout brûlé : « Rien ne m’intéressait que ce qui était VRAI ».
Alors qu’il traverse l’Inde à pied, Satprem rencontre un jour un moine nu dans les montagnes de l’Himalaya. Il veut suivre son exemple et retirer son pagne à son tour, mais le moine lui répond que c’est impossible car il est Sannyasin. Satprem réalise qu’une une fois encore, il a pris un autre vêtement. Marcher sur les routes, tout brûler et après ? Il connait l’immensité intérieure où il respire enfin au large, cette grande lumière qui emplit l’être voué corps et âme à cet infini en soi. Mais toujours il finit par ouvrir les yeux pour se retrouver tel qu’il est, à l’étroit dans son corps d’homme. Il cherche quelque chose qui l’emplisse en vivant dans la vie et non par fulgurances. Quelque chose qui l’emplisse à chaque seconde et qui ne soit pas conditionné par son environnement.
Satprem soutient avoir été soulevé par une grâce dans toutes les douleurs traversées. Car à chaque fois qu’il arrivait au bout d’une étape, la vie le mettait brutalement devant une réponse qu’il avait besoin d’entendre ou de vivre. Alors après cette révélation dans l’Himalaya, il repense à cette question qui le hante: « Où est mon secret ? Où est LE secret de mon être, de… de ce corps dans lequel je suis ? ». Vers la fin de sa vie, il dira encore qu’il est une question vivante.
Une phrase de Sri Aurobindo l’habitait, le frappait sans en réaliser pour autant tout le sens : « l’homme n’est pas le sommet de l’évolution, c’est un être de transition. S’il ne peut pas se dépasser, il sera dépassé ». Pour lui, cette phrase touchait le centre de la question. Peut-être même le secret de sa vie. Il descend de l’Himalaya en courant vers Mère à Pondichéry avec cette question dans le cœur et cela même est un peu effrayant pour lui car après ces aventures à travers le monde ; il sent qu’il est arrivé au bout de toutes les possibilités de recherche.
Mère poursuivait la quête d’Aurobindo. Toute sa vie était consacrée à la descente dans le corps du supramental, c’est-à-dire, la conscience qui vit dans la connaissance immédiate et agit directement par cette connaissance immédiate. Il ne s’agit plus de sortir de son corps pour aller dans des régions mystérieuses et revenir haletant de ce grand bonheur mais de réaliser dans son corps, dans ses cellules le mystère afin d’incarner la vie divine. Saptrem doit donc entrer dans son courage, l’ultime courage pour lui : vivre entre les murs d’un ashram. Afin de de se donner de la force, il se répète : « J’ai traversé la forêt vierge, pourquoi ne traverserais-je pas l’ashram ? » Car finalement, quelles que soient les circonstances, il s’agit toujours d’une traversée. Il se sait plus grand que toutes ses faiblesses.
Satprem a touché les ténèbres, tenu par certitude : « Est-ce que le mal n’est pas une nécessité pour conduire à quelque chose d’autre qui est par-delà ? ». Il n’a pas cherché le mal, il s’est imposé à lui de façon foudroyante dès l’âge de vingt ans ; mais il ne s’est pas arrêté à la souffrance, il a voulu aller plus loin qu’elle, derrière tous les voiles de l’existence pour atteindre l’être, pour que son corps entier rayonne et résonne dans chacune de ses cellules de l’absolu qui sous tend toutes choses.
À Pondichéry, Mère ne livrait pas un enseignement, elle explorait. Elle a fait de Satprem le témoin et le confident de son exploration . Pendant dix-neuf ans, Mère essayait de lui expliquer jour après jour une nouvelle façon d’être par des expériences spirituelles vertigineuses. C’est lui qui publiera les « L’Agenda de Mère » en treize volumes qui reprend l’intégralité de ses dialogues avec Mère et le cheminement de cette femme hors norme.
Quand elle a quitté son corps en 1973, il est parti vivre dans les montagnes bleues de l’Himalaya avec Sujata Nahar, son grand amour, son âme sœur qui a vécu toute sa vie à l’ashram d’Aurobindo. Il s’est mis au secret pour poursuivre l’œuvre de Mère qui a révélé sa vie. Pour faire entrer le soleil dans ses cellules.
À l’écart dans les sommets, il s’écrie encore : « Mon rêve, et je veux y croire malgré toutes les apparences, c’est de réconcilier un jour l’aventure extérieure et l’aventure intérieure, que tout soit un même sourire, une même joie, un grand jaillissement spontané ». A-t-il trouvé ce trésor de l’être qui aurait pu le faire basculer vers la paix ou bien a-t-il brûlé jusqu’à la dernière seconde du feu de la soif ? Il ne disait jamais « j’ai trouvé », mais « j’ai marché ». Il s’est envolé avec son mystère le 9 avril 2007. Par son ardeur, il a ouvert une voie et fait grandir les rêves.
Citations.
« je ne sais rien, je ne peux rien, je n’y comprends rien, mais il y a le grand large, ça je le sais, il y a une chaleur d’amour pur, ça je le sais, et c’est pour cela que je suis venu au monde, et tout le reste peut crouler, griffer, se débattre – moi, je suis tranquille, il y a cet enfant-roi en moi, ce moi-moi du tréfonds, cette chaleur qui aime et qui est si vaste, si vaste qu’elle voudrait tout embrasser »
Lettres d’un insoumis.
« TOUT est un moyen, un prétexte pour vous conduire à la découverte d’une AUTRE profondeur de nous-mêmes »
Sept jours en Inde avec Satprem
« Au lieu d’un programme catastrophique et mortel, ce mental cellulaire peut obéir à une vibration solaire, à une vibration de joie, à une vibration d’amour »
Sept jours en Inde avec Satprem.
« Tout est très bien si on sait ouvrir les yeux et se servir de ce qui est là pour apprendre la leçon qu’on a à apprendre. Alors il n’y a rien à juger, rien à mettre en supérieur et en inférieur. Tout est un bâton pour avancer sur la route »
Sept jours en Inde avec Satprem.
Encadré
Sri Aurobindo (1872-1950) disait que Mère (Mirra Alfisa) était l’envoyée du divin. Elle a réalisé matériellement l’inspiration d’Aurobindo. Celui-ci a passé les vingt-quatre dernières années de sa vie à l’écart dans sa chambre pour se consacrer à la manifestation terrestre du supramental, c’est-à-dire, une connaissance directe de la vérité que l’on ne saisit aujourd’hui que partiellement par le mental. Il a annoncé à ses disciples qu’il les confiait à Mère qui était la seule à pouvoir encore le voir.
Aurobindo considérait que son ashram était un laboratoire évolutif. Pour lui, l’homme n’est qu’à un niveau imparfait de son évolution. L’être humain ne serait qu’un chaînon vers une nouvelle espèce. Seul un développement plus radical de nos facultés spirituelles permettrait un saut évolutif. Ce yoga intégral permet de manifester la conscience divine dans la matière par le supramental. Pour le sage, l’intellect est trop limité au regard de l’infini, l’absolu qui est à la base de notre vie. Il s’agit donc d’avancer vers notre âme véritable, vaste et pure.
La connaissance était toujours là. La conscience la possédait et maintenant la révèle.